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Semaine Sociale Lamy du 14 juin – Portage salarial

Résumé de l’article : Afin d’accroitre leur marge sans augmenter les frais de gestion affichés, certaines sociétés de portage ont eu l’idée de rajouter des charges patronales douteuses dans le bulletin de paie, le coût de celui-ci étant entièrement financé par le montant disponible du salarié porté.

Ce mécanisme de distorsion de concurrence est préjudiciable à la fois aux entreprises de portage qui communiquent leur vrai taux de frais de gestion, comme celles auditées par l’association au travers du Label Zéro Frais cachés, et aux utilisateurs qui paient des frais de gestion parfois doublés par rapport aux taux affichés.

Au final, c’est la confiance même dans les entreprises de portage qui est mise à mal, alors que celles-ci doivent être justement des tiers de confiance. Qui voudrait confier la gestion de son revenu de l’année à une entreprise qui prélève pour son propre compte de façon cachée de la marge sur des cotisations ?

Au lieu de sanctionner les entreprises mises en cause, le syndicat patronal représentatif de la branche fait la promotion d’un avenant qui couvrirait en partie ces pratiques.

Le chemin pour la sécurisation (et la moralisation) du portage salarial se dessinera, sans ces acteurs et ses pratiques, par le respect de la loi par tous, et par la vigilance des salariés et des entreprises clientes. Les utilisateurs avertis du portage salarial et les sociétés de portage auditées et labellisées Zéro Frais cachés, qui représentent 15% du marché et dont la part ne cesse de grossir, y contribuent déjà.

Par Sylvain Mounier, Président de la Fedep’s
Texte publié dans la Semaine Sociale Lamy du 14 juin 2021.

La Semaine Sociale Lamy, dans son numéro du 31 mai, comportait une tribune intitulée « Le portage salarial sécurisé, une voie d’avenir entre travail indépendant et salariat ». Celle-ci affirmait que « l’extension de l’avenant n°2 du 23 avril 2018 » était « l’occasion de revenir sur la construction du cadre juridique » du portage salarial. Co-signée par Patrick Levy-Waitz, dirigeant d’une entreprise de portage sous le coup de plaintes pénales pour escroquerie, cette tribune mérite un décryptage.

En préambule, il paraît utile de rétablir quelques vérités à la lecture de ce texte.

Patrick Levy-Waitz, co-signataire, aux côtés de deux avocats, se présente en tant que « Président de la Fondation Travailler Autrement, Président de la CPPNI du portage salarial ». Il ne fait pas mention de sa qualité de Président et actionnaire de référence du groupe Newlife, acteur économique du secteur, regroupant les sociétés de portage ITG, ABC Portage et Links.

Pourtant des plaintes pénales ont été déposées contre ITG pour escroquerie et pratique commerciale trompeuse par des salariés portés. Ils estiment que la société leur aurait prélevé des charges indûment. Une instruction vient de débuter.

Enfin, cette tribune commence par un mensonge pur et simple : « La parution au Journal officiel de l’arrêté d’extension de l’avenant à la CCN du portage salarial complète son cadre juridique » en faisant référence à l’avenant n°2 du 23 avril 2018. Or, à cette date, et depuis 3 ans, aucun arrêté d’extension de cet avenant n’a été publié au Journal officiel. Quel sentiment d’impunité peut donc animer les auteurs pour fonder une tribune de 5 pages… sur un mensonge, en se substituant à l’autorité compétente, à savoir la Direction Générale du Travail ? Quels sont les enjeux derrière cet avenant ?

Pour comprendre les dessous de ce texte, il faut revenir sur le contexte des 3 instructions en cours, de la trentaine de plaintes pénales déposées contre 7 sociétés de portage, dont ITG, du supposé système de surfacturations des charges patronales mis en place par d’autres acteurs importants du secteur de portage, et regarder le détail de ce que promet l’avenant n°2 dont il est question dans l’article.

L’invention de nouvelles charges patronales par d’importantes sociétés de portage salarial

Le portage salarial est est régi par la Loi n°2016-1088 du 8 août 2016 qui en a codifié un certain nombre de dispositions dans les articles L.1254-1 et suivants du Code du travail.

En portage salarial, le salarié porté confie son chiffre d’affaires à une entreprise de portage qu’il choisit. Celle-ci gère pour lui sa facturation, et lui reverse des prestations sous différentes formes : salaires et cotisations sociales associées, remboursements de frais, et autres avantages optionnels tel qu’un PEE, des CESU etc… Pour rémunérer ses services et couvrir ses charges, la société de portage prélève des frais de gestion sur le chiffre d’affaires encaissé.

Le code du travail prévoit, dans son article L1254-21, l’obligation pour l’entreprise de portage de mentionner, dans le contrat de travail, « Les modalités de calcul et de versement de la rémunération due au salarié porté pour la réalisation de la prestation, de l’indemnité d’apport d’affaire, des prélèvements sociaux et fiscaux, des frais de gestion et, le cas échéant, des frais professionnels ; ces modalités sont appliquées au prix de chaque prestation convenu entre le salarié porté et l’entreprise cliente »

Et l’article L1254-25 impose à l’entreprise de portage de mettre en place un compte d’activité pour chaque salarié porté, en indiquant tous les mois le détail des frais de gestion prélevés.

L’article 21.2 de la convention collective des salariés en portage salarial de mars 2017 précise :

« En contrepartie de chaque prestation, le salarié porté disposera d’un montant disponible calculé comme suit : Prix de la prestation HT encaissée par l’EPS [Entreprise de Portage Salarial] – frais de gestion = montant disponible. »

Le chiffre d’affaires encaissé est donc ventilé en deux parties : les frais de gestion, destinés à l’entreprise de portage, et le montant disponible, mis à la disposition du salarié porté.

C’est également ce que communiquent les entreprises de portage aux candidats au portage et aux entreprises clientes : CA – frais de gestion = salaire brut + charges patronales + notes de frais remboursées.

Il s’en suit que le niveau des frais de gestion proposé par l’entreprise de portage est le principal critère de mise en concurrence, au regard des services proposés, utilisé tant par les futurs salariés qui cherchent à faire « porter » leur chiffre d’affaires, que par les entreprises clientes qui référencent des entreprises de portage.

Afin d’accroitre leur marge sans augmenter les frais de gestion affichés, certaines sociétés de portage ont eu l’idée de rajouter des charges patronales douteuses dans le bulletin de paie, le coût de celui-ci étant entièrement financé par le montant disponible du salarié porté.

A titre d’exemple, on peut y trouver des frais d’avocat de l’entreprise de portage, des impôts de production l’entreprise, comme la Cotisation à la valeur ajoutée (CVAE), l’assurance Responsabilité Civile Professionnelle et d’autres charges de l’entreprise telles quel l’eau, l’électricité, voire même des provisions en cas de redressements…cachés dans les lignes du bulletins de paie sous des libellés fourre tout : « Autres charges patronales », « Autres Contributions dues par l’employeur », « Cotisations Statutaires ou conventionnelles »

Ces montants prélevés à l’insu des salariés posent un problème à trois niveaux :
– ils sont qualifiés de charges patronales appuyées sur le salaire, ce qu’ils ne sont pas,
– ils sont majorés par rapport aux montants réels, parfois jusqu’à 20 fois,
– ils ne sont pas affichés dans les frais de gestion.

Ces montants sont généralement de plusieurs centaines d’euro par mois, et représentent entre 3% et 9% du salaire brut, pour des frais de gestion affichés entre 5% et 10% du chiffre d’affaires. Dans les dossiers que nous accompagnons, cela représente plusieurs milliers d’euros, pour des salariés précaires, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour des cadres dans l’informatique ou des managers de transition, et au-delà en surcoûts cumulés pour les entreprises clientes.

Ce mécanisme de distorsion de concurrence est préjudiciable à la fois aux entreprises de portage qui communiquent leur vrai taux de frais de gestion, comme celles auditées par l’association au travers du Label Zéro Frais cachés, et aux utilisateurs qui paient des frais de gestion parfois doublés par rapport aux taux affichés.

Au final, c’est la confiance même dans les entreprises de portage qui est mise à mal, alors que celles-ci doivent être justement des tiers de confiance. Qui voudrait confier la gestion de son revenu de l’année à une entreprise qui prélève pour son propre compte de façon cachée de la marge sur des cotisations ?

L’avenant n°2 du 23 avril 2018

Au lieu de sanctionner les entreprises mises en cause, le syndicat patronal représentatif de la branche fait la promotion d’un avenant qui couvrirait en partie ces pratiques.

Rédigé et proposé aux syndicats en pare-feu 3 mois après la révélation dans la presse de ce scandale, et consécutivement à l’ouverture d’une première enquête préliminaire par le parquet de Paris, cet avenant introduit un risque juridique et fausse la concurrence pour l’ensemble du secteur. Il tente opportunément de rendre floue la frontière entre la rémunération de l’entreprise de portage et celle du salarié en vidant de sa substance la notion des frais de gestion. Il est en outre inapplicable, et pose un problème de compatibilité avec le code du travail.

En effet il stipule :

a. que la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) n’est plus incluse dans les frais de gestion, et peut être prélevée par l’entreprise dans le compte du salarié porté.

Or la CVAE est un impôt de l’entreprise qui a pour assiette la valeur ajoutée et dont le taux dépend du CA consolidé de l’entreprise :

– Le résultat net de l’entreprise comme son loyer font partie de l’assiette de cet impôt. Cela reviendrait à faire financer par le montant disponible du salarié un impôt en partie fondée sur le résultat net de l’entreprise (!).

– Le taux de CVAE n’est pas lié à l’activité du salarié, il dépend du volume total annuel de l’activité de l’entreprise. Il n’est donc connu qu’à la clôture des comptes de celle-ci, intervenant à l’année N+1 du versement du salaire. Par exemple dans le cas d’un contrat CDD de 3 mois conclu en avril 2021, sur un exercice clôturant fin décembre, le salaire ne pourrait être déterminé qu’en… mars 2022, soit 11 mois après, et 9 mois après la clôture du contrat (!).

b. que « ces prélèvements sociaux et fiscaux et autres charges [qui ne sont pas couverts par les frais de gestion], intégralement financés par le salarié porté, se composent notamment de : (…) – Autres charges qui couvrent les salariés portés, leurs activités, leurs biens et leurs avoirs, et tout autre risque et service lié à l’activité du salarié porté ».

Or selon l’article L1254-24 du code du travail « L’entreprise de portage salarial exerce à titre exclusif l’activité de portage salarial ». Et cette activité de portage salarial consiste justement à porter les activités des salariés portés. Donc, dans une entreprise de portage, l’intégralité du chiffre d’affaire, et donc de ses charges, sont directement liés à l’activité du salarié porté ! Si l’intégralité des charges de l’entreprise de portage, dont celles liées aux services fournis aux salariés portés, ne sont pas incluses dans les frais de gestion, qu’est-ce que le législateur a voulu définir par les « frais de gestion » dans les articles du code du travail ?

Au-delà de l’incompatibilité avec le code du travail, et l’absurdité de la situation causée par cet avenant, impliquant que les « frais de gestion » négociés n’incluraient pas… les frais de gestion, cela remettrait en cause les rémunérations prévues par l’ensemble des contrats de travail déjà signés, questionnerait les utilisateurs de l’intérêt de verser à une société de portage des frais de gestion ne couvrant pas les services apportés, et ouvrirait la voie au prélèvement par les entreprises de n’importe quelles de leurs charges sur la rémunération du salarié porté sans justifications.

Alors, le portage sécurisé, vraiment ?

Actuellement un certain nombre d’entreprises prélèvent déjà des charges douteuses et refusent de donner accès aux comptes, attestations, relevés de paiements etc.… qui permettrait aux salariés d’en vérifier la (non) réalité. Les y encourager par l’extension de cet avenant ne serait pas une bonne idée.

Le chemin pour la sécurisation (et la moralisation) du portage salarial se dessinera, sans ces acteurs et ses pratiques, par le respect de la loi par tous, et par la vigilance des salariés et des entreprises clientes. Les utilisateurs avertis du portage salarial et les sociétés de portage auditées et labellisées Zéro Frais cachés, qui représentent 15% du marché et dont la part ne cesse de grossir, y contribuent déjà.

Les instructions en cours feront le reste.